Passant par Perpignan lors de récentes vacances d’été, mon attention a été attirée par un énigmatique panneau de signalisation. Sur ce parfait ouvrage de style Jean-Claude Decaux était écrit : « Le centre du monde ». Même si je n’ignorais pas que Salvador Dali considérait la gare de Perpignan comme le centre du monde, je n’imaginais pas qu’un panneau de signalisation très urbain, et donc très officiel, prît à ce point au sérieux le délire du peintre.
De cette gare, Dali disait :
« C’est toujours à la gare de Perpignan […] que me viennent les idées les plus géniales de ma vie […] L’arrivée à la gare de Perpignan est l’occasion d’une véritable éjaculation mentale qui atteint alors sa plus grande et sublime hauteur spéculative […] Eh bien, ce 19 septembre, j’ai eu à la gare de Perpignan une espèce d’extase cosmogonique plus forte que les précédentes. J’ai eu une vision exacte de la constitution de l’univers. L’univers qui est l’une des choses les plus limitées qui existe serait, toutes proportions gardées, semblable par sa structure à la gare de Perpignan [1]. »
J’ai donc suivi la direction indiquée par le panneau et je suis arrivé à la gare de Perpignan, laquelle n’a plus rien à voir avec celle qu’a connue Salvador Dali. Elle a été entièrement rénovée et le quartier lui-même est en plein bouleversement. J’ai ainsi découvert que « le centre du monde » si bien balisé par la municipalité était en fait... un centre commercial dans la gare. Avec ce beau slogan : « On a tous rêvé un jour d’être au centre du monde ». Évidemment.
Évidemment. La gare de Perpignan n’est pas le centre du monde ! Quoique... Les propos de Salvador Dali ne sont sans doute pas qu’un délire d’artiste. Depuis les travaux d’Alfred Wegener [2] publiés en 1915, on sait que les continents tels que nous les connaissons aujourd’hui étaient rassemblés il y a 290 millions d’années en un continent unique appelé la Pangée. Environ 100 millions d’années plus tard, cette Pangée commence à se disloquer. Les blocs de terre se séparent pour former nos continents actuels. Le plus étonnant est que cette dislocation se produit autour d’un point axial - sorte de moyeu du monde - situé justement dans une région qui deviendra plus tard... Perpignan ! L’intuition de Dali n’était donc pas tout à fait sans fondement...
Plus sérieusement (!), les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’existe pas de « centre du monde » car la Terre est une sphère. Chaque point est donc au centre. De fait, la gare de Perpignan n’est pas le seul lieu en ce bas monde à occuper le centre [3].
Pourtant, dans l’Antiquité, les Grecs étaient persuadés que le centre du monde existait bel et bien et se trouvait à Delphes. Ils y avaient d’ailleurs construit un petit monument, l’omphalos. En fait, c’était Zeus qui avait laissé tomber cette météorite conique au point de rencontre de deux aigles qu’il avait lâchés à chaque extrémité du monde. Delphes était donc à l’époque « le nombril du monde », omphalos en grec voulant dire ombilic, nombril.
Cette notion de nombril du monde nous fait naturellement penser à l’Île de Pâques. Ses habitants, le Rap-Nui, avaient aussi installé un nombril du monde au lieu-dit Te piton o te henua (« le nombril de la terre »). Mais il s’agissait surtout d’un lieu de réunion. Rien ne prouve que les habitants de cette île du Pacifique située « au bout de la terre » pensaient être le centre du monde !
Le centre est d’ailleurs plus une notion spirituelle que géographique pour la raison qu’une sphère n’a pas de centre comme je viens de le dire. Les musulmans considèrent que le centre du monde est La Mecque. Le cône grec de l’omphalos devient alors un cube, celui de la Kaaba. Pour les chrétiens, Rome - et singulièrement la basilique Saint-Pierre - est le centre du monde. Pour les juifs, c’est Jérusalem. Jusqu’au 11 septembre 2001, il existait un centre du monde non religieux, le World Trade Center, qui n’avait ni la forme d’un cône, ni celle d’un cube, mais celle de deux tours jumelles. Il a été détruit comme on sait par une attaque terroriste, si bien que le monde n’a plus de centre, et nous en sommes bien marris. Nous errons donc maintenant à la surface du globe en quête d’un repère, d’un centre, d’un axe, d’un moyeu pour faire tourner la roue de nos existences.
Le monde s’est toujours cherché un centre. Nos cartes modernes le prouvent. Elles placent toujours l’Europe au centre. La Chine est à l’est et l’Amérique à l’ouest. Les toutes premières représentations du monde sont dues à Ptolémée, dans l’Antiquité, et naturellement, le savant place son monde à lui au centre... du monde. Et puis, il y a le grand voyage de Christophe Colomb qui met le pied sur l’île de Cuba en 1492. Il revient en Europe convaincu d’avoir découvert des îles proches de la Chine ! C’est un autre navigateur, Amerigo Vespucci, qui va se rendre à l’ouest de ces îles et découvrir des terres qui lui paraissent constituer un nouveau continent.
En 1507, à Saint-Dié-des-Vosges, en France, un cartographe d’origine allemande, Martin Waldseemüller [4], très impressionné par le récit d’Amerigo Vespucci, va pour la première fois dessiner les contours du nouveau monde qu’il va baptiser America en l’honneur de celui qu’il croit en être le découvreur [5]. Un nouveau continent vient de naître. Ses contours à l’ouest sont purement imaginaires puisqu’il faudra attendre le voyage de Magellan en 1520 pour voir à quoi ressemble l’autre côté de ce vaste ensemble [6].
Depuis l’époque où ces cartes ont été dessinées, les États-Unis sont devenus une puissance considérable et la Chine est aujourd’hui en passe de leur ravir le titre de champion du monde. Malgré tout, la tradition a la vie dure et les cartes restent toujours centrées sur l’Europe. L’est reste à l’est et l’ouest à l’ouest [7]. Mais l’Europe n’est plus le centre du monde depuis longtemps et aucun autre centre ne s’est imposé.
Nous sommes de la raclure de banlieue
Dans l’univers, notre situation n’est guère plus brillante. Elle est même catastrophique. Longtemps, l’homme a pensé qu’il était seul dans l’univers et qu’il en occupait même le centre, vivant sous le regard tantôt aimant, tantôt terrible, mais toujours attentif, de Dieu.
C’était il n’y a pas si longtemps que cela, au XVIe siècle, l’humanité était persuadée que la terre était au centre de l’univers et que les planètes (la Lune, le Soleil, Mercure, Vénus, etc.) et toutes les étoiles dans le firmament tournaient autour d’elle. C’était la vision d’Aristote et de Ptolémée dans l’antiquité. Dieu que le monde était simple à cette époque ! Nous au milieu, fils aimés de Dieu, et tout le reste de l’univers nous tournant autour. L’homme d’alors avait une foi immense. L’Église avait bien compris que tant que l’homme se croirait au centre de l’univers, la foi ne le quitterait pas. C’est pourquoi elle a tant résisté ! Hélas, les astronomes de l’époque étaient bien obligés de se livrer à des contorsions théoriques pour expliquer les trajectoires de certaines planètes. Il fallait admettre quand même que certaines tournaient autour du Soleil. Mais pas la nôtre.
Et puis, au milieu du XVIe siècle, Nicolas Coppernic fait le malin, et nous dit que c’est le Soleil, et non la terre, qui est au centre de l’univers. Nous voilà rétrogradés en deuxième division. Non seulement la terre tourne autour du Soleil, comme les autres planètes, mais elle tourne sur elle-même.
C’est une grande claque au moral. Nous ne sommes plus les enfants chéris de Dieu. Nous sommes une planète parmi d’autres. Certes, tout porte à croire que la terre est la seule habitée par des êtres tels que nous, dignes descendants d’Adam et Eve. Nous nous consolons en pensant que Dieu n’a pas d’autres enfants dans le système solaire. On peut croire qu’il a encore du temps à nous consacrer.
Mais nous ne sommes pas au bout de nos désillusions. Les Anciens ont bien observé dans le ciel un amas d’étoiles un peu laiteux. Pour cette raison, on l’a baptisé la Voie lactée. On est encore loin d’imaginer de quoi il s’agit en réalité. Elle semble à l’époque tourner autour de la terre comme le reste de l’univers.
En 1750, Thomas Wright étudie la Voie lactée et émet l’hypothèse qu’elle a la forme d’un nuage aplati, une sorte de disque formé d’une multitude d’étoiles, avec, bien sûr le Soleil au centre. Époque bénie ! Notre Soleil est le centre de notre galaxie. Tout au long du XIXe siècle, on s’interroge sur la forme exacte de cette galaxie. Est-ce un simple disque ou a-t-elle la forme d’une spirale ? Nous vivons encore dans l’insouciance d’un univers qui tourne autour de nous.
Hélas, le drame se produit en 1918. Un criminel du nom d’Harlow Shapley nous donne un coup de poignard dans le dos en révélant que le Soleil n’est pas du tout au centre de la Voie lactée, lequel centre est situé en direction de la constellation du Sagittaire. Le Soleil et tout son barnum - dont nous - tournent autour du centre de la Voie lactée. Dans les années 50, on découvrira même que nous sommes en périphérie de notre galaxie. En lointaine banlieue, quoi ! À environ 26.000 années-lumière [8] de son centre, lequel est constitué d’un trou noir d’une masse égale à 4 millions de fois celle du Soleil. Nous sommes vraiment des moins que rien perdus au fin fond de notre galaxie. Pire, la Voie Lactée compte pas moins de 234 milliards d’étoiles [9] ! Avec chacune des planètes et des lunes ! Et il y a plusieurs centaines de milliards de galaxies dans l’univers ! On est vraiment peu de choses !
C’est la relégation.
Dieu, décidément, ne nous aime plus. Il ne nous a peut-être jamais aimés. Nous voilà ravalés au rang de raclure de banlieue. Pour nous venger de ce désamour nous allons nous précipiter dans les « centres commerciaux » acheter des automobiles, des meubles en Formica, des télévisions et des appareils électroménagers « modernes ». Puisque cette planète n’est pas le centre de l’univers, qu’elle n’est qu’une « vulgaire » boule dans la lointaine banlieue de la galaxie, on peut bien la malmener à loisir. Ce à quoi cette deuxième partie du XXe siècle va s’employer avec zèle. Notre Dieu désormais - l’autre s’étant manifestement moqué de nous - est la consommation, la surconsommation, même.
Mais le pire est à venir.
Selon les scientifiques modernes, notre galaxie n’est même pas le centre de l’univers. Elle fait partie d’un groupe de galaxies appelé « Groupe local » qui comprend également la galaxie d’Andromède. Et je vous le dis tout de suite, notre Voie lactée n’est même pas le centre de ce groupe ! Elle tourne autour de la galaxie d’Andromède qui devrait l’absorber dans quelques milliards d’années. Et des galaxies comme la nôtre, on estime qu’il en existe une centaine de milliards dans l’univers. Aïe ! On est vraiment peu de chose, je vous le dis. En voici d’ailleurs la preuve, histoire de bien enfoncer le clou de la honte :
Nous voilà seuls dans l’univers, un grain de poussière d’étoile abandonné de Dieu. Peut-être garde-t-il encore vaguement un œil sur nous ?
Vraiment seuls dans l’univers ?
Pendant longtemps, nous nous sommes accrochés à un espoir. Nous n’étions sans doute pas au centre de l’univers, mais nous étions peut-être les seuls êtres intelligents.
Et nombre de scientifiques riaient bien quand des témoins affirmaient avoir rencontré des petits hommes venus de l’espace ou vu leurs engins dans le ciel. Ah ! Ah ! Ah ! Impossible. Scientifiquement impossible. Il n’y a pas d’autre endroit dans l’univers où toutes les conditions sont réunies pour que la vie apparaisse et que des formes intelligentes proches des nôtres se développent.
Et puis voilà qu’en 2011, on découvre trois planètes identiques à la nôtre. En mai de cette annus horribilis pour l’humanité, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) annonce qu’une des planètes tournant autour de l’étoile naine Gliese 581 pourrait s’avérer « habitable » avec un climat propice à la présence d’eau liquide et à la vie. Plus tard en août, des astronomes suisses confirment l’existence d’une autre exoplanète, appelée HD 85512b et située à 36 années-lumière de la Terre contre 20 années-lumière pour Gliese 581d. En décembre, la NASA annonce la découverte de Kepler 22, une planète 2,4 fois plus massive que la Terre qui se trouve à une distance d’environ 600 années-lumière et tourne autour de son étoile en 290 jours. Depuis, un nombre impressionnant d’exoplanètes ont été découvertes, avec une proportion significative de planètes habitables comme la terre [10].
Dans ces conditions, pour les scientifiques, l’idée que des extraterrestres viennent visiter notre planète n’est plus si farfelue ! Et désormais les gouvernements se préparent à une éventuelle invasion même si, comme je l’ai indiqué dans un précédent article, il me semble peu probable que les extraterrestres tant redoutés par nos responsables appartiennent à la même réalité que nous… Voir à ce sujet ce documentaire de Discovery Channel :
Mais peu importe. Désormais, dans la mentalité collective, une évidence s’impose : Dieu n’a pas l’œil que sur nous. Une multitude d’humanités, dispersées dans l’univers, accaparent peut-être son attention. Il est certainement doué de capacités hors norme qui lui facilitent cette tâche herculéenne, mais n’empêche, avec cette avalanche récente d’humanités tout azimut, on se sent vraiment peu de chose. Nous ne sommes décidément plus le centre de l’univers. D’ailleurs, l’univers a-t-il un centre ?
Un énigmatique flux noir
On pourrait penser que le centre de l’univers est le point où a eu lieu le Big Bang. Eh bien non. L’univers n’a pas de centre. Il est apparu dans rien et s’est répandu dans toutes les directions en créant en même temps l’espace dans lequel il se déployait. Il a donc grandi sur lui-même pour ainsi dire, un peu comme un ballon gonflable. Nous voilà revenus à notre point de départ. De même que sur terre, tout point peut être considéré comme le centre du monde, dans l’univers, tout point peut être considéré comme le centre de l’univers. Et cela fait chaud au cœur, car si nous ne sommes pas au centre du système solaire, ni au centre de la Voie lactée, nous sommes au centre de l’univers. Mais comme nous partageons cet honneur avec chaque point de l’univers, la consolation est bien maigre.
D’autant qu’un coup de théâtre récent affole le monde scientifique. Des savants ont observé que les galaxies se dirigent toutes vers un endroit précis de l’univers. C’est le phénomène du « flux noir » [11]. Les galaxies semblent attirées par quelque chose là-bas, très loin. Et elles s’y « précipitent » (3,2 millions de kilomètres par heure !) à une vitesse supérieure à celle de l’expansion naturelle de l’univers. Mais vers quoi vont-elles ? Une théorie est qu’elles sont attirées par un autre univers qui s’approcherait de nous. Certains scientifiques remettent donc en cause l’idée que notre univers serait unique et infini. Ils parlent plutôt de multivers qui interagiraient les uns avec les autres.
Je suis de plus en plus dégoûté. Non seulement nous ne sommes pas au centre de l’univers, mais nous sommes perdus dans un univers parmi un nombre infini d’univers. Nous ne sommes rien, vraiment rien. Et je comprends que Dieu a bien d’autres chats à fouetter que nous !
Plus Dieu s’éloigne, plus nous soignons notre ego
C’est pourquoi l’homme de ce début du XXIe siècle se sent si seul, si abandonné. Du coup, par un mouvement bien naturel et bien compréhensible, il a tendance à considérer que le centre du monde, c’est lui. Eh oui, la chose la plus importante dans ces milliards de milliards de milliards de milliards de planètes des milliards d’univers existants, c’est son nombril. Nous y revenons au fameux nombril. Car s’il y a une infinité d’autres univers, chaque point du nôtre en est le centre. Et comme tout point de la terre en est le centre, le centre de tout est bien mon nombril. Et il n’y a pas de compétition là-dessus. Le cœur, parfois, voudrait bien être considéré comme le centre de l’être humain. L’expression « être au cœur » ne désigne-t-elle pas une position centrale ? Mais non, dans la tradition millénaire, c’est le nombril qui est le centre de tout. L’ombilic, l’omphalos. C’est ce que Léonard de Vinci a montré dans son célèbre dessin :
Avec l’expansion de l’univers, Dieu s’est éloigné considérablement de nous. Et nous avons trouvé finalement refuge dans la contemplation de notre nombril. Parce que nous le valons bien !